FNEIJMA, Commission Prospective
Paris, 21 novembre 2009
Ferdinand Richard
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Point de vue non-universitaire, tentant de théoriser à partir d’une confrontation permanente à la réalité du musicien des musiques actuelles, depuis 1967.
Point de vue prospectif, donc forcément schématique, donc parfois trop radical.
Quel musicien veut-on former ?
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Si l’on entend "musicien" au sens "entertainer", la problématique me semble bien différente que si l’on considère la formation d’un artiste.
La créativité n’est peut-être pas indispensable pour être un bon animateur.
Nous savons tous qu’un bon "entertainer" est un bon technicien, à qui, effectivement, on peut enseigner des procédés techniques propres à lui apporter vélocité, aisance, fiabilité, sans pour autant exiger de lui ou elle qu’il apporte une nouveauté de message, une surprise de language, un angle de vue inatendu.
Un artiste, par contre, est un provocateur de transe, et la transe est une sublimation du réel. Dans la Grèce Antique, une ville ne pouvait s’arroger le titre de "Cité" qu’à la condition de se doter de deux "équipements" : l’agora, où l’on débattait collectivement sur le concret, et le théâtre, où l’on transcendait ce quotidien.
Transcender les images du quotidien dans une construction symbolique ne saurait se réussir sans créativité.
Au passage, il convient de noter que cette faculté de mise en transe n’est pas liée qu’à l’écriture, mais que la nature même du son, sa calibration, est en soi un code chiffré qui n’appartient qu’à cet artiste, qui est sa signature, et qui, dès la toute première note, porte, immédiatement reconnaissables, les germes de la transe.
Pour remplir cette mission de "décalage", la créativité se nourrit de la contestation des conventions. Elle se doit d’être impertinente.
Sans les opposer, ou y porter un quelconque jugement de valeur, j’ai pris pour habitude de distinguer les formes d’art "à objet unique" (performance, art contemporain), évidemment coûteuses, puisque leur rentabilité s’appuye sur un acte singulier, aux formes d’art "à objet duplicable" (disque, livre, film), répondant nécessairement à des logiques industrielles.
L’industrie se nourrit de productions normalisées, et pour de compréhensibles raisons de rationalité, l’art "à objet unique" l’inquiète.
Etre créatif en musique entraîne donc un syndrôme d’isolement, qui requiert une résistance psychologique que tous ne possèdent pas, et qu’il sera nécessaire d’enseigner si le cadre pédagogique est envisagé.
La créativité est-elle transmissible ?
Il ne semble pas avoir de transmission génétique de la créativité. Dans une fratrie ayant connu un niveau identique de transmission des connaissances, ce penchant pour la créativité varie considérablement d’un individu à l’autre, de manière inexplicable.
Il y a par contre une indéniable incitation environnementale, en famille, à l’école, dans les médias, et par conséquent, le soutien à la créativité prend la plupart du temps la forme d’un enjeu collectif.
Encore faut-il s’accorder sur les objectifs de cet effort collectif, souvent asservi à des objectifs de communication à court ou moyen terme, alors que la transcendance du réel peut aussi s’entendre comme une forme d’émancipation vis-à-vis de ce réel, et donc un acte avant tout politique.
Quelle pédagogie particulière et/ou quel soutien aux projets artistiques individuels ?
Le seul axe pédagogique envisageable semble être la confrontation contradictoire permanente, radicale (mais pacifique), une forme de destabilisation érigée en premier abord.
Les défauts des uns serviront de qualité aux autres.
Les faiblesses d’un jour seront les mots d’ordre d’un autre.
Le laid aujourd’hui sera la mode de demain.
Qui se souvient des stars d’hier ?
En ce qui concerne la transe, nous avons quelques exemples bien connus d’indiscipline salutaire, par exemple les rythmes "claudiquants" des batteries des Gilles, ces ensembles carnavalesques et païens qu’on trouve encore dans certains endroits du Nord de la France, dont la raison principale est bien de provoquer un dépassement de la norme par un effet de transe, et qui, à cet effet, décalent un temps du rythme de manière non orthodoxe, provoquant un inconfort qui devient rapidement confortable, en tout cas fascinant, ou encore la nature même de certaines rythmiques du blues, semblant toujours ’au fond" du temps, presque en retard (ce qui les rend parfois bien difficiles à appréhender par certains musiciens classiques pourtant bien entrainés).
La longue répétition de cette claudication décale nos battements de coeur, oxygène différemment nos cerveaux.
Chacun sait que le mélange contre-nature, le non-respect du manuel, est à la base de toute nouvelle esthétique. La contradiction est donc là, énorme : comment, dans un manuel, apprendre à ne pas respecter le manuel ?
En l’occurrence, la modestie s’impose, et "l’enseignement de la créativité" doit faire place à l’organisation logistique d’espaces dont on espère qu’ils seront des foyers de créativité. On veillera à ce que leurs caractéristiques principales soient l’accessibilité (en ce sens, la notion de service public garde toute sa valeur), la transversalité (rien ne peut plus être profitable à un musicien que de ce confronter à d’autres formes d’art), la flexibilité (les contenus évoluent sans cesse, les contenants doivent suivre...).
Et s’il devait y avoir une forme d’enseignement des prémices de cette créativité, je la limiterais à ce que j’ai dit plus haut, à cette aide à l’acquisition de la signature, au premières nano-secondes qui font qu’on sait immédiatement qui joue, à qui appartient ce code. Mais le choix de l’assemblage des formes reste une décision solitaire, unique, échappant à tout contexte générationnel, ethnique, géographique, technologique.
Enfin, et pour les raisons énoncées plus haut, une démarche d’accompagnement de la créativité ne peut que s’accompagner d’une démarche d’autonomisation du commerce des produits de cette créativité. Il semble vain de mettre en place des laboratoires artistiques sans prévoir leur commercialisation, d’abord proche, puis lointaine. Cette évidence saute d’autant plus aux yeux qu’on s’éloigne des territories bénéficiant pour leurs artistes de subventions publiques. Regardons l’Afrique, par exemple. Dans les deux mois qui suivent son geste créatif, un artiste africain doit coûte que coûte vendre le produit de son imagination, sous peine de disparition. Cela va donc influencer considérablement l’orientation de sa créativité
Quel procédé d’évaluation de la créativité ?
La réponse à cette question est difficile.
La véritable créativité se mesure au temps, à l’influence qu’elle acquiert sur les autres créatifs (et non pas sur les médias), à sa résistance au temps et à la norme. Comment mesurer cela en termes scientifiques, lorsqu’on considère un individu ? Comment oser affirmer que tel ou tel ne sera jamais (ou toujours) créatif ?
On peut dire cependant que pour l’opérateur public, la créativité individuelle présente peu d’intéret si elle ne s’inscrit pas dans une confortation de la créativité collective.
Mais la créativité collective se heurte avant tout à un effet de seuil.
Les créatifs s’agglomèrent dans un environnement favorable, et leur nombre entraîne une certaine émulation, qui leur est tellement nécessaire qu’ils quittent la place si celle-ci venait à manquer.
Cet instinct grégaire peut contribuer au renforcement de ce que j’appelle sur ce continent "les triangles d’or" (par exemple Londres/Amsterdam/Paris, concentrant créatifs, médias, financements, industries des loisirs, centres de décision politique, etc...).
De ce point de vue, la créativité collective est éminement politique, implique inévitablement concertation, objectifs, plans, dispositifs, et, in fine, évaluation.
Préalablement à cette l’évaluation de la créativité, il faut donc répondre au projet politique : voulons-nous une Europe de "triangles d’or" échangeant entre eux par dessus la tête de zones de réserves de matière brute, (syndrôme américain des "fly-over states"), ou voulons-nous d’un Europe multi-latérale, espace de dialogue de tous les bassins de population qui la constituent, sans exclusive, "tricotage" permanent de multiples foyers créatifs ?
La réponse à cette question conditionne les termes de l’évaluation.