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La mobilité des acteurs culturels : formations et réseaux
mai 2006
Ferdinand Richard
Fonds Roberto Cimetta, Institut Français, Fès, Maroc
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Atelier 2 10h00- 12h00 :
La mobilité des acteurs culturels : formations et réseaux
Intervenant : Ferdinand Richard, directeur de l’AMI à Marseille Aide aux Musiques Innovatrices
Modérateur : Zeina Arida, Directrice de la Fondation Arabe pour l’Image.
Il s’agit dans cet atelier d’envisager la mobilité individuelle des acteurs de la culture : dans quel cadre s’inscrit-elle ? Quels sont les enjeux de développement ? Nous approfondirons la notion "d’échange interculturel" et questionnerons la nécessité des collaborations entre professionnels de la région : en terme d’échange d’expérience, de formation, de travail en réseau. Nous mettrons en perspective les différentes circularités des échanges :Nord-Sud et Sud-Sud, Est-Sud, afin de repositionner cette question de mobilité des professionnels de la culture dans des perspectives globales et structurantes.
Considérant l’intitulé de notre atelier, je ne crois pas devoir m’en tenir à la notion même de mobilité des artistes, et encore moins à dérouler une liste des bonnes pratiques, qui aurait l’inconvénient d’être obsolète aussitôt énoncée. Il m’apparait plus productif d’examiner quelques éléments de contexte, historiques ou actuels, pour voir quelles ambigüités rodent autour du terme de mobilité, et donc dans quelle mesure notre envie de mobilité a des chances de résister à toute dérive.
Ceci étant, je rappelle avant tout ma principale précaution : traiter de cette toile de fond de la mobilité sans insister sur la nature de ses bénéficiaires comme sur ses finalités ne peut qu’être incohérent. Implicitiment, mon intervention sera constamment sous-tendue par ces deux questions :
qui y a droit ?
pour quels objectifs ?
Je ne peux non plus échapper à une rudimentaire classification de la mobilité, sachant que le vocable recouvre trois évènements de natures bien différentes.
Rien de bien nouveau ici, mais la prudence m’incite à le rappeler.
mobilité de l’information.
Nous le savons tous, elle arrive à ses limites de saturation.
De plus en plus d’informations circulent, de moins en moins sont réellement décryptées.
La circulation de l’information devient elle-même une meta-information, et est désormais considérée, à tort, comme le principal élément de mesure du niveau de démocratie.
A tort, en effet, car on peut penser que, se substituant de plus en plus souvent à la mobilité des personnes, elle revient à renforcer leur isolement, à les éloigner des places publiques, du forum global.
mobilité des biens
De plus en plus mécanisée et "globalisée", elle est devenu affaire industrielle, et son impact stratégique est exclusivement soumis à l’offre et à la demande.
C’est une mobilité d’utilité, et donc pas nécessairement génératrice d’innovations.
C’est l’expression de la politique des flux tendus, qui contribue donc à l’asséchement du "produire local/consommé local", éminement justifié lorsqu’on parle d’émergences artistiques.
Un des exemples les plus pervers de cette mobilité des biens est assurément le parcours ultra-mobile des crevettes péchées en Norvège, envoyées au Maroc pour être décortiquées, et retournées en Norvège pour être conditionnées sous emballage. Je ne peux donc résister à ma première provocation : pour assurer leur mobilité, comment transformer les oeuvres d’art en crevettes de Norvège ?
mobilité des personnes,
A la différence des deux première, elle est la mobilité du "senti", du "toucher", du "voir pour le croire".
Et par conséquent, inévaluable de manière scientifique.
Et par conséquent inévaluable dans l’instant. Ses bénéfices ne se voient que dans la durée.
Et par conséquent, financer le déplacement physique d’un artiste ou d’un opérateur est un investissement de long terme et à risque...
Pour bien prendre la mesure du risque, j’ajoute que certains artistes résistent à toute forme de transformation, d’amélioration, de fertilisation croisée, même si vous les transportez aux antipodes. Deuxième provocation, nous pourrions donc ne parler de succès d’une opération de mobilité pour un artiste uniquement dans le cas où, après voyage, une fois rendu sur place, l’artiste se met à léviter, ce qui est en soi, une autre forme de mobilité !!!
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Ces précautions étant posées, revenons à nos crevettes, et essayons d’aborder la question du contexte actuel de la mobilité.
Je classerai quelques éléments de réflexion, quelques suggestions personnelles, qu’il conviendra de débattre, en deux catégories, d’une part ce qui semble bien faire ambiguïté contextuelle, d’autre part ce qui me semble avoir structurellement changé pour les artistes et leurs opérateurs.
Examinons cinq facteurs d’ambiguïté contextuelle, dans une chronologie qui n’est d’ailleurs pas innocente :
1) La nature même de la coopération culturelle, au moment de sa mise en oeuvre.
Qu’il soit bien clair que, parlant dans ces murs, il n’est pas dans mes intentions de minimiser l’extraordinaire aventure humaine qu’a été la création du Ministère de la Culture français par André Malraux à la charnière des années cinquante et soixante, pas plus que la dynamique, souvent efficace, des services culturels de l’Etat français à l’étranger.
En effet, j’ai fait partie des milliers de jeunes personnes dont la vie a été bouleversée par des spectacles inouïs à la Maison de la Culture de Grenoble au début des années 70, et dans une autre vie, j’ai eu aussi l’immense privilège, en tant qu’artiste, de bénéficier du soutien de l’Etat Français pour présenter mon travail aux quatre coins du monde.
Cela étant dit, je n’insulterai personne en soulignant deux choses.
- Tout d’abord, il est permis de penser que si le Général De Gaulle a eu la magnifique intelligence d’autoriser André Malraux à créer le Ministère de la Culture, ce n’est probablement pas à cause d’un amour immodéré des artistes. Je pense plutôt que sa formation militaire et stratégique associée à son sens de l’anticipation politique lui a certainement permis de comprendre quel outil fantastique pouvait être la Culture lorsqu’on se frottait au concert des nations. Un certain degré d’instrumentalisation est inhérent (et par nécessairement nuisible, d’ailleurs) à toute politique culturelle publique...
- D’autre part, je ne crois pas dévoiler un secret d’état en rappelant que plus de 75% du budget de la très efficace AFAA provient du Ministère des Affaires Etrangères.
La commande est diplomatique, avant d’être culturelle...
Nous ne pouvons que constater, sans porter de jugement polémique, que la politique culturelle de la France, dans l’hexagone comme en dehors, a été avant tout une politique du rayonnement. On ne s’étonnera donc pas de voir revenir en toutes lettres dans la plate-forme de campagne électorale récemment émises par les deux plus grands partis politiques de mon pays, de droite comme de gauche, ces fameuses notions de "rayonnement de la France", de "défense de la Francophonie", de "préservation de l’exception culturelle française".
Oûtre le fait qu’on y mélange là des choux et des carottes (ces trois notions ne sont pas du même ordre), et nonobstant tout le bien-fondé de certains de ces arguments, on ne peut que s’étonner de tels étendards au moment même où tous les états-membres de l’Union viennent d’annoncer solennellement leur intention de ratifier la convention de l’Unesco sur la diversité culturelle. Il serait pourtant incohérent d’organiser la mobilité des artistes sans d’abord l’inscrire dans le respect de leurs diversités.
2) Pour autant, on aurait tort de réduire le poids de la tradition bi-latérale uniquement à un héritage néo-colonial.
Des pays sans passé colonial oeuvrent à un certain type de mobilité des artistes, entendue comme un outil de communication, lui-même précurseur de futurs accords commerciaux. On peut dire au passage que, de ce point de vue, la piste du mécénat d’entreprises ne pourra que se développer, sans pour autant garantir ni la qualité du propos artistique, ni la qualité du développement culturel durable concerné, pas plus que le renforcement de l’autonomie de ces artistes.
Travaillant en République Démocratique du Congo depuis plusieurs années, j’observe l’intelligente tactique sud-africaine, s’appuyant sur de nombreuses invitations à résidences en Afrique du Sud pour des artistes du continent, organisant des packages pour les citoyens congolais les plus fortunés à destination de leurs grands festivals, contractant de nombreux artistes congolais, musiciens ou plasticiens. Ceci va de pair avec le formidable effort d’expension commerciale que l’Afrique du Sud mène à travers le continent. Elle n’hérite pas d’un passé colonial, ayant été elle-même une ancienne colonie, mais elle tente de se créer, en organisant la mobilité des artistes, les conditions d’une suprématie.
3) en Méditerranée, l’émergence de la doctrine 5 + 5
Suite à ce que beaucoup considèrent (parfois de manière exagérée) comme étant l’échec de Barcelone, un petit nombre d’états signataires de ces accords semblent prendre unilatéralement une initiative stratégique, poussés par le pragmatisme et l’urgence économique ou sécuritaire.
D’une certaine manière, cette initiative fait écho à une rumeur récurente au sein de l’Union, mettant en avant une option qui réunirait les "grands pays pro-européens" (je ne peux m’empécher aujourd’hui de poser la question : qui sont-ils ?) au sein d’un noyau dur qui serait le moteur d’une Europe à deux vitesses, celle de ceux qui avancent, et celle de ceux qui trainent...
Si l’on s’en tient à de récentes informations délivrées par le quotidien français Le Monde, la doctrine 5 + 5 réunirait de manière pragmatique, opérationnelle, tactique, cinq pays du sud de l’Europe (Portugal, Espagne, France, Italie et Malte) et cinq pays d’Afrique du Nord (Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Lybie) autour de sujets brûlants, tels que sécurité, frontières, anti-terrorisme. Oûtre le fait qu’il ne semble pas compatible avec l’esprit des accords de Barcelone, ce souci d’efficacité ouvre aussi la porte à toutes sortes d’arrangements prochains dans toutes sortes de domaine, y inclus les échanges commerciaux et culturels (qui marchent souvent ensemble à travers l’Histoire).
Par ailleurs, il entérine de fait le retour à une ancienne habitude de partage du monde, qui pourrait laisser l’Ouest de la Méditerranée à une obédience latine, et ouvrir plus d’espace aux rèves très "bushiens" d’un Great Middle East controlé par les USA et ses alliés militaires au profit de son industrie énergétique.
Nul n’est besoin d’insister pour imaginer les difficultés accrues que rencontreront nos jeunes électrons libres, lauréats du Fonds Roberto Cimetta, pour se déplacer de tout côté dans un planisphère ainsi limité à deux dimensions bien séparées....
4) L’harmonisation en Europe, particulièrement dans l’espace Schengen, d’un arsenal de mesures d’intimidation vis-à-vis des artistes ou opérateurs culturels non-UE est bien évidemment en totale contradiction avec le travail "d’accélération de particules" que représente la conquète de la mobilité pour les artistes.
Sans même aborder les questions morales qu’elle soulève, elle va aujourd’hui vers de plus en plus de contre-productivités puisque ce faisant, certains états auto-annulent leurs propres initiatives, en gaspillant des subventions allouées par différents pouvoirs publics.
Par exemple, les obstacles de fait que rencontrent de plus en plus souvent certaines collectivités territoriales à mener leur propre politique de coopération, ou politique culturelle, ou invitation d’artistes étrangers (voire de chercheurs ou d’universitaires) renforceront inévitablement la double concurrence néfaste qui se joue actuellement au niveau de notre continent, celle qui oppose les états-membres à un développement trop rapide de l’Union d’un côté, et celles qui oppose ces mêmes états-membres à une autonomisation trop rapide de leurs collectivités locales.
Ces deux résistances ont les mêmes causes.
Mais envisager le renforcement de l’Europe, c’est implicitement appeler à la reforme des services de l’Etat dans la plupart des pays de l’Union, et éventuellement dans ses pays voisins. En ce qui concerne notre sujet précis, il est inconcevable que des consultations tardent encore sur la définition d’une position commune en ce qui concerne la libre circulation des artistes et des opérateurs à travers nos frontières.
5) Dans le même ordre d’idée, et bien au-delà de l’unique sphère artistique, nous voyons se répandre le concept d’immigration sélective, qui résultera inévitablement à amplifier la fuite des ressources intellectuelles et créatives au détriment des pays pauvres, un effet "voyage sans retour" qui viendra au plus mauvais moment. Ici aussi, au-delà de l’insupportable blessure morale que ceci représente, il convient de bien en mesurer les effets secondaires, pour les pays riches, de la disparition de foyers de pensée, de foyers d’émergences artistiques dans les pays pauvres. Une vision systèmique, écologique, nous oblige à considérer qu’à terme la pauvreté est génante non seulement pour les pauvres, mais aussi pour les riches, en particulier depuis que les termes de cette richesse s’appuyent de plus en plus sur une économie globalisée, sur des marchés émergents, sur des vases communiquants énergétiques, etc...
A long terme, nous n’aurons rien à gagner de la désertion des forces créatives du Sud.
On touche ici, et cela bouge là...
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Passons maintenant aux récents changements structurels qui concernent artistes et opérateurs. J’en soulignerais quatre :
1) concernant les artistes eux-mêmes :
- L’enseignement ex-cathedra (dont il convient de souligner ici qu’il ne s’agit pas de le remplacer mais de le compléter par un regard contemporain) s’adresse à des spécialistes de "niche disciplinaire", qu’on pourra assimiler à des chercheurs. Il a, comme toujours, besoin d’un flux constant de bourses d’études de longue durée, organisé par l’enseignement supérieur, phénomène bien connu et relativement bien rôdé qu’on extraiera de notre discussion.
Mais aujourd’hui, la transmission de connaissances se fait de plus en plus par compagnonnage et par expérimentation. C’est une conséquence du métissage global, et personne ne s’en plaindra, car c’est bien ainsi que naissent (et que sont nés au siècle passé) les nouvelles esthétiques. Ce compagnonnage et ces expérimentations se nourissent d’éléments non tangibles, de frottements humains impossibles à dépeindre, de présence physique.
Sans vouloir nier leur incontestable avancée, il faut dire que le piège majeur des nouvelles technologies est de faire croire que tout échange humain peut passer par la communication dématérialisée, ce qui reviendrait à nier ce que les sociologues ont depuis longtemps démontré, à savoir que la communication entre deux êtres est à 30% formelle, et à 70% non-formulée.
Aucune opération de réelle transmission de connaissance ne peut se résumer à un échange de fichiers sur internet.
Bien entendu, cette réserve ne m’empèche pas de saluer le fantastique gain d’autonomie politique que pourrait représenter l’arrivée du e-buiseness, mais cet argument n’est pas de même nature. A travers les nombreuses coopérations culturelles que mon organisation mène, j’ai pu confirmer que les artistes, en particulier les plus jeunes, avaient bien besoin de rencontres physiques, d’expérimentations collectives, de travail épaule contre épaule, et que ceci ne passe pas par internet....
2) concernant les opérateurs :
- Pour le bien des artistes, il convient ici de souligner l’urgente nécessité de renforcer les opérateurs et leurs réseaux. En effet, il est incohérent de travailler à la mobilité, à la multi-latéralité, à l’autonomie des artistes si ceux-ci dépendent pour leurs activités et leur survie d’opérateurs concentrés dans quelques monopoles et quelques pays dits "prescripteurs". Il faut des compagnies, des agents, des imprésarios, des tourneurs, des communiquants, dans tous les pays concernés, pas seulement en Europe.
Beaucoup plus que pour les artistes (qui, de plus en plus, ont déjà acquis une autonomie individuelle, sinon une reconnaissance individuelle, en particulier pour ceux qui ont dépassé la trentaine), ceci implique donc l’émergence d’une génération entière d’opérateurs, qui aujourd’hui fait terriblement défaut. Il suffit de voir la composition ethnologique des opérateurs présents au dernier salon des musiques du monde Bab-el-Med à Marseille. Une très vaste majorité d’opérateurs européens, quelques rares opérateurs méditerranéens du Sud, quasiment pas d’africains sub-sahariens. Le fait que les opérateurs du Sud n’aient pas les moyens financiers de pouvoir assister à ce genre de salon n’explique pas tout. Une certaine hégémonie des "acheteurs du Nord" existe depuis des décennies, et l’idée que je me fais de la mobilité des opérateurs et artistes vise évidemment à combattre cette hégémonie, à redistribuer les cartes de l’autonomie, et ceci passe aussi par un questionnement vigoureux des réseaux professionnels du Nord, pas seulement des institutions et des politiciens.
La diversité culturelle n’est pas qu’une question de produits, de couleurs artistiques. C’est aussi une diversité de "cultures d’entreprises" que nous devons défendre. Il est illusoire de prétendre comprendre les actions de ces futurs opérateurs du Sud sans intégrer et sans respecter cette différence des modes de travail. Certes, un budget prévisionnel est un budget prévisionnel, et les règles comptables sont les mêmes pour tous. L’accompagnement d’un artiste, par contre, la manière d’organiser sa communication, de finaliser ses productions, etc... tout ceci est éminement culturel en soi, et c’est nous, gens du Nord, qui, pour le coup, aurions besoin d’être envoyés en stage chez nos collègues du sud, de manière à intégrer l’ensemble des données utiles, de manière à nous inspirer de leurs incroyables capacités à produire en situation de crise. Nos prétentions professionnelles l’exigent.
Et il est bien évident que ces futurs opérateurs ne pourront se contenter d’une formation professionnelle dans leur pays, à travers de rares instituts de formation ou d’encore plus rares coopérations de formation à l’administration culturelle. Ces futurs ou nouveaux entrepreneurs (bien entendu jamais subventionnés, et donc soumis à une immédiateté de recettes) ont le plus urgent besoin de circuler, de s’auto-former, et comme pour les artistes, ceci passe par une mobilité physique, bien au-delà de la lecture des manuels occidentaux de formation au management, souvent hors de propos dans les géographies qui nous intéressent.
3) concernant les réseaux de diffusion
Dans les pays non-européens à économies émergentes, artistes et opérateurs, de nos jours, s’extraient de plus en plus de ce que j’appelerais la commande d’Etat. Pour des raisons qu’on peut comprendre, celle-ci prévalait au moment des indépendances.
Aujourd’hui, pour assurer leur survie, les artistes comme les opérateurs doivent aller chercher des commandes au-delà de leurs frontières, doivent contribuer à la création de leurs propres réseaux de diffusion, au-delà des canaux habituels de la coopération, ou des marchés monopolisés nord-européens.
Comme déjà dit, environ 435 millions de personnes vivent sur le pourtour méditerranéen, dont 118 millions de moins de quinze ans, et ces chiffres colossaux laissent présager d’un potentiel de diffusion extraordinaire. Malheureusement, aujourd’hui, les réseaux de diffusion dans cet espace sont quasiment inexistants, et il me semblerait urgent que les principaux intéressés puissent eux-mêmes commencer (et il est déjà bien tard) à s’organiser de ce point de vue, si l’on veut qu’ils puissent eux-mêmes gérer en direct la mobilité de leurs artistes et agents.
4) concernant les partenaires européens.
Qu’ils soient du côté de l’institution ou de la société civile, les interlocuteurs européens ont vécus pendant longtemps, et souvent sans en avoir la moindre conscience, dans l’idée que nos pauvres collègues du sud (ou de l’extèrieur) ne pouvaient que se tourner vers la seule plate-forme culturelle digne de ce nom, réellement outillée, réellement financée, et plus accessible que l’Amérique du Nord, je veux dire le continent européen, un peu comme s’il n’était pas envisageable qu’une alternative puisse s’offrir à un artiste ou un opérateur du sud... Je mets en garde mes collègues : j’ai le sentiment que des options vont se multiplier, que d’autres zones se transforment rapidement, que les capacités d’intervention comme les stratégies sont en plein bouleversement, et qu’il n’est pas impossible que dans une dizaine d’années (autant dire aujourd’hui, si nous mesurons à l’échelle de la coopération), de forts appels d’air se fassent sentir en Asie, sur le continent américain, voire sud-américain, dans certains pays du monde arabe.
Que cela nous plaise ou non, il nous faut intégrer que le système de la production artistique, y inclus sa dimension d’aide logistique internationale, devient en lui-même une sorte de marché ouvert, sur lequel les pays qui revendiquent aujourd’hui une position forte en ce qui concerne l’actractivité, ou encore l’industrie des contenus, auront à se battre durement demain pour gagner une place qui ne leur sera plus automatiquement réservée.
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J’en viens par conséquent à une liste non exhaustive de trois propositions :
1) Inscrire le plus possible chaque mobilité individuelle dans un plan de mobilité à usage collectif, ne pas se contenter, dans une logique de guichet, de subventionner au coup par coup le déplacement d’un artiste comme complément financier à une production artistique par ailleurs subventionnée. La contrepartie collective (le "retour sur investissement") peut être de toute sorte : formations croisées, échanges de personnels (un opérateur est envoyé dans une structure en Europe, la même structure envoie un de ses employés dans la structure de l’opérateur, etc... on peut même envisager des opérations à trois ou quatre pôles avec des rotations multi-latérales, ce qui sera beaucoup plus productif et économique).
2) Inscrire l’aide à la mobilité des artistes ou opérateurs dans un shéma plus vaste, plus citoyen, qu’il soit d’ordre économique (il est urgent d’associer l’aide à la mobilité d’un système de micro-financement,de soutien aux micro-entreprises... des fonds dédiés sont d’ailleurs plus disponibles dans ce champs que dans celui de la Culture), humanitaire, de prévention des conflits, etc... autrement dit dans d’autres champs que le culturel stricto sensu.
Impliquer d’autres cercles que le milieu culturel dans les politiques de soutien à la mobilité (les cercles économiques, ou éducatifs, mais aussi les institutions de prévention des conflits, les laboratoires de recherche sur le Droit, etc...), en leur faisant bien saisir les nombreuses valeurs ajoutées qu’on obtient à travailler avec les artistes.
Encore faudrait-il que les artistes eux-mêmes en soient persuadés...
3) réviser entièrement les règles d’attribution de visas , et notamment les extraire de la toute-puissance souvent arbitraire des ministères de l’Intérieur, car en effet, aujourd’hui, la plupart des services consulaires sont, in fine, contrôlés par les services de police.
En revanche, je serais plus circonspect sur l’établissement d’un visa spécifique aux activités artistiques, car il introduit en soi la notion d’une exception au droit général, qu’on ne saurait instituer qu’avec la plus grande précaution. Ceci renvoie aux excellents travaux de Patrice Meyer-Bisch, de l’Institut International d’Etudes des Droits de l’Homme à Fribourg en Suisse, titulaire de la chaire de l’Unesco, sur la question plus générale des droits culturels. Nous sommes précisément là dans le champs de la diversité culturelle.
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Pour conclure, je dirais que quoiqu’il arrive, cette question de la mobilité doit rester ouverte, doit rester une lutte, en constante transformation, sensible.
La mobilité se gagne à chaque instant.
L’immobilisme est une torpeur qui sommeille en chacun d’entre nous...
Certes, il nous faut des règles négociées et acceptées, mais le voyage, c’est le premier choc culturel, c’est la première prise en compte de la diversité.
Le premier voyage professionnel, pour un artiste, c’est souvent le temps de la première auto-critique constructive, c’est presque toujours le temps de l’inspiration.
Le voyage est toujours initiatique, il n’est pas le réel, il le transcende, et donc il ne se mesure pas...
Nous sommes les êtres qui marchent debout, et par conséquent, lorsque nous avançons, notre vision se porte au loin, nous sommes fiers...
Au moment où notre corps marche, notre esprit est déjà rendu sur place.
La mobilité, c’est l’anticipation, c’est donc le premier droit, celui du choix.
Je vous remercie
Ferdinand Richard, Fès, 13 mai 2006