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Le rôle de la Culture dans la Politique de Défense et de Sécurité
Ferdinand Richard, 2 avril 2011, Parti Vert Européen, Budapest
En Europe, l’action culturelle a été écartée de la plupart des échanges autour de la notion de défense et de sécurité, alors même qu’aujourd’hui l’on mentionne l’idée d’un "soft power" dans pratiquemment toutes les élaborations stratégiques de l’Union Européenne.
L’espace de discussion autour de ces notions est dans un tel état de contrainte (à travers la nécessité de convergence des armées des Etats-Membres, l’harmonisation des armements et des industries référentes, l’héritage pré-Union Européenne, etc. ) que des formulations originales n’ont aucune chance d’émerger, le débat étant en quelque sorte "confisqué" par les partis politiques dominants, sauf en dehors d’une réflexion approfondie sur les phases pré et post-conflit, où il semblerait qu’il y ait encore un certain nombre d’affinages possibles.
Au moment même où l’intégration européenne s’accélère, apparaissent les germes de quelques changements radicaux de paradigme politiques.
Nous en soulignerons ici trois, qui pourraient faire sens dans la perspective d’une stratégie rénovée pour la Défense et la Sécurité.
Le premier concerne le transfert, ou le ré-équilibrage, des pouvoirs des niveaux nationaux au profit des autorités locales.
Dans cette perspective, les trois objectifs des Fonds Structurels (convergence, compétitivité régionale, et coopération), combinés avec les différentes politiques de voisinage ou les multiples accords bi-latéraux passés entre l’Europe et les pays tiers, réaffirment clairement que la Politique Extérieure Européenne ne peut plus se penser sans aucune approche inter-régionale.
Par conséquent, l’instrumentalisation de la Culture par des diplomaties culturelles nationales (istes), telle qu’elle a encore très récemment été mise en oeuvre (cf. Lettre de Cadrage sur la Diplomatie Culturelle, Bernard Kouchner, Ministre français des Affaires Etrangères et Euroopéennes, Sept. 2009 "La mondialisation s’accompagne d’une compétition accrue dans tous les domaines. La prospérité et la sécurité de notre pays, la promotion de nos intérêts et de nos valeurs passent par une capacité renforcée à projeter notre langue, notre culture, nos idées, notre vision de la société et du monde." "C’est là, j’en suis convaincu, une politique qui relève essentiellement de l’Etat et une des missions fondamentales du ministère des Affaires étrangères et européennes."), ne semble plus pertinente, puisque les objectifs des autorités locales ne sont plus supposés s’inscrire dans des négociations/conflits bloc-contre-bloc, ou encore dans des approches néo-coloniales, mais plutôt affirmer des partenariats locaux multi-latéraux.
A cet égard, il ne sera pas inutile de se remémorer la confondante simultanéïté de la création du Ministère de la Culture par le Général de Gaulle dans les années soixante et sa décision au même moment de faire sortir la France du Commandement Intégré de l’OTAN. Ces deux faits semblent s’inscrire dans une stratégie internationale commune, et ont figé le rôle de la Culture dans la Politique Extérieure de ce pays. Par exemple, 75 % du budget de CulturesFrance, désormais Institut Français, proviennent d’une subvention du Ministère des Affaires Etrangères, non du Ministère de la Culture. La commande est diplomatique, non culturelle. La mission actuelle semble bien être le ralentissement, autant qu’il est possible, de l’inévitable effritement de la souveraineté nationale, de la visibilité mondiale, de l’influence économique, etc. héritées d’un ancien pouvoir colonial.
Au moment où l’Europe s’incarne à travers des dispositifs inter-régionaux, un tel archaïsme n’est plus de mise, et nous devons admettre que la Culture ne peut plus être réduite à n’être qu’une "arme molle" destinée à préserver les vestiges d’une forme de "prestige national" d’un autre temps.
Les échanges culturels internationaux devraient désormais être entendus en tant que modèles de coopération, reconsidérant par conséquent leur rôle en tant qu’instruments de prévention des conflits.
Il n’est pas anecdotique qu’une des méthodologies les plus suivies aujourd’hui pour le développement culturel, l’Agenda 21 Culture, émane du plus large réseau mondial d’autorités locales, Cités et Gouvernements Locaux Unis, et non pas d’une coalition de nations.
Le second changement de paradigme concerne la révision des analyses des causes de conflits, une révision rendue urgente par l’ombre menaçante de la théorie du "Choc des Civilisations", qui, malheureusement, fait insidieusement son chemin dans les médias occidentaux et dans les esprits de nombre de nos concitoyens, des deux côtés de cette prétendue frontière civilisationnelle. C’est une des plus grandes menaces pour l’équilibre mondial, et l’"éco-compatibilité" de ce messianisme est impossible et absurde.
Inévitablement, cela contribue à une nouvelle analyse en ce qui concerne le rôle de la Culture dans la génération, ou la résolution, des conflits. La plupart des conflits en cours ont de sérieuses motivations culturelles, et ont ou auront de terribles conséquences culturelles. Comprendre cela au-delà des habituels clichés sur les Artistes et la Culture est assurément un des meilleurs moyens de combattre cette guerre supposée inévitable entre civilisations. Au lieu de considérer les conflits et leurs causes ou résolutions au niveau des états-nations, les écologistes devraient les considérer aussi dans les multiples causes de leur dimension locale, à travers des négociations de proximité, la garantie de tolérance locale et de diversité culturelle.
La Convention UNESCO sur la Diversité Culturelle, traité international ratifié par plus de 140 nations et par l’Union Européenne, souligne aussi le rôle grandissant des autorités locales, la nécessité de solutions locales pour la Culture, de la Culture pour des solutions locales, y inclus la compréhension et le respect entre les peuples. Dans son plus récent programme de soutien, le Fonds International pour la Diversité Culturelle, le facteur de contribution à la paix et à la cohésion est considèré comme un important critère.
Il serait aussi intéressant de reconsidérer l’échec de la doctrine 5 + 5, liant dix Etats de la Méditerrannée Occidentale, 5 au Nord et 5 au Sud, en vue de sécuriser les frontières de ces deux blocs, à travers une approche uniquement restreinte aux questions de police de frontières, sans aucune considération pour la Diversité Culturelle. Cette attitude n’a résolu ni le flot de l’immigration illégale, ni les disparités économiques et les incompréhensions culturelles, point de départ de conflits potentiel.
Vu des quartiers populaires de Marseille, où mon travail politique me conduit, le troisième changement de paradigme concerne l’évidente interaction entre "la tranquilité au dehors et la tranquilité à la maison". Elles sont aujourd’hui indivisibles, car elles se nourissent de la même communication globale et instantanée. Les arguments contre le prétendu "Choc des Civilisations" seront aussi très utiles dans nos zones sensibles. Le facteur d’incompréhension est identique, et génère le même potentiel de violence. De fait, le conflit n’est plus seulement une dispute liée au territoire ou au marché, qu’on pourrait résoudre par des "frappes chirurgicales" et des missiles sophistiqués, mais bien un embarras basé sur une incompréhension culturelle que bien peu de "forces spéciales" sont entrainées à maîtriser.
Souvenons-nous que, depuis la guerre du Vietnam, la guerre n’est pas seulement technologique, mais aussi culturelle, globale et locale. Certes, les talibans en Afghanistan ont peut-être été recrutés dans nos banlieues. La vraie question n’est pas seulement de savoir "comment", mais "qu’avons nous fait dans ces banlieues pour protéger ces jeunes de la propagande, quelle qu’elle soit ?". Cette question est très directement rattachée à celle des politiques culturelles. Ne serait-ce-que pour cette raison, celles-ci doivent être considérées comme une des priorités les plus centrales et sensibles de la gouvernance, et certes pas réduite à n’être qu’une incidence liée au prestige national.
Quelques exemples :
Comme on s’en doute, la page n’est pas vierge. Depuis vingt ans, il y a pléthore d’expériences. Des choses sont possibles :
Mais avant tout, n’oublions pas la responsabilité des musiciens émettant des chants de haine et de destruction sur les ondes de la Radio des Mille Collines au Rwanda, ou à travers un certain "turbo-folk" en Yougoslavie.
Prenons le temps de lire les rapports de Ritva Mitchell et Simon Mundy, militants culturels envoyés sur le front de Vukovar en 1997 par le Conseil de l’Europe. A Vukovar, lorsque les canons étaient encore chauds, ils ont été transportés en hélicoptère des Nations-Unis au milieu de la ville, première tentative pour renouer le dialogue entre communautés opposées, directement sur la ligne de cessez-le-feu. Quelque part au sein du système, quelqu’un était finalement arrivé à la conclusion que seuls des militants culturels pourraient renouer les fils de la paix.
Considérons le succès indiscutable du Forum Itinérant de la Jeunesse au Katanga en octobre 2007, un festival itinérant pour expliquer la démocratie, la lutte contre la xénophobie, mélangeant à cette fin des ateliers d’écritures, des philosophes, des juristes, des rappers, des concerts et des débats publics. Cela a probablement coûté dix fois moins que n’importe quel mouvement de "casques bleus".
Visitons "Pekabo", un accueil de nuit pour garçons, au coeur de Kinshasa, où les "Shégués", comme ils se nomment eux-mêmes, pour la plupart d’ex-enfants-soldats entrainés à tuer, après avoir été volés à leurs familles, qui pourraient facilement vous faire passer de vie à trépas pour une boite d’allumettes, tous ou presque illétrés et n’ayant aucune chance de reprendre un processus éducatif digne de ce nom, regagnent lentement dignité et stabilité mentale en dansant et jouant de la musique sous la houlette de l’admirable Hubert, du Tam-Tam Théâtre, le plus efficace et courageux soldat de la paix que j’ai pu rencontrer durant mes voyages.
Au Liberia, imaginons un "atelier humanitaire cuturel" efficace, peu coûteux, propre à sauver des vies, une sorte d’unité tous-terrains, comportant un groupe électrogène, un petit studio d’enregistrement, une sono, une unité de production radiophonique sommaire, où la jeunesse pourrait expérimenter, prendre goût à la pratique artistique, plutôt que de sombrer dans l’illégalité violente. Si nous le voulions, nous pourrions en lancer des dizaines dès demain. Les compétences existent, les besoins financiers sont modestes, les attentes sont énormes.
Et finalement, allons ensemble avec l’A.M.I., mon organisation culturelle, dans les banlieues modestes de Marseille, comptant parfois 50% de taux de chômage, plus de cent nationalités, une part inacceptable de la population vivant sous la limite de pauvreté, strictement aucune perspective pour la jeunesse, même si une partie non négligeable de cette jeunesse présente des qualifications universitaires, tout ceci concourrant à la mise sous tension d’un générateur de violence hyper-réaliste, d’abord tourné contre ses propres habitants, bien entendu, mais aussi fournissant des combattants désespérés pour tous les combats, qu’ils se tiennent dans les zones lumineuses ou obscures du globe, et vous constaterez que là où toutes les mesures sociales ont échoués à contenir la violence, seule la musique persiste.
Tout ceci décrit une réelle et concrète prévention des conflits.
Suggestions :
En conséquence, je propose les six suggestions suivantes, qu’on pourra considérer comme des accroches pour des réflexions ultérieures, et qui pourraient contribuer à nous mettre en chemin.
Elles ne sont pas classées par ordre d’importance, ayant toutes à mes yeux le même caractère d’urgence, sans oublier qu’elles puissent être d’ores et déjà trop tardives :
1) Il faut une expertise culturelle dans chaque unité de crise. Dans le conflit iraquien, seul le contingent néerlandais comptait dans ses rangs un conseiller en politique culturelle, et cette présence a sauvé un nombre certain de vies humaines.
2) Lors de chaque crise humanitaire, une expertise culturelle est requise, sinon l’aide risque de ne pas atteindre les destinataires suffisement bien ou suffisement vite, et le traumatisme généré par le désastre sera plus long à traiter.
3) Dans la formation des agents de la diplomatie, en particulier en ce qui concerne la méthodologie concernant la prévention des conflits d’ordre culturel, il y a nécessité d’inclure un haut niveau de logique et d’expertise.
4) La présence d’expertise culturelle semble indispensable au sein du nouveau Service d’Action Extérieure de l’Europe et du Cabinet de son Haut Représentant.
5) Il nous appartient d’encourager toutes les agences/organisations impliquées dans la sauvegarde de la paix et dans les processus de réconciliation à inclure dans leurs programmes le renforcement des capacités culturelles, au même titre que le développement économique, l’éducation, et l’amélioration de la gouvernance.
6) Il nous appartient de pousser les Nations Unies et l’ensemble de ses agences (en particulier UNITAR, ILO, UNHCR, UNDP et les missions sur le terrain) à soutenir les programmes de développement culturel de manière aussi conséquente que ce qu’elles peuvent faire pour l’environnement. Ceci devrait s’appliquer aussi à l’Union Européenne et à l’OTAN.
Conclusions :
Une certaine rénovation politique ne saurait se faire sans quelques fondamentaux, et l’un d’entre eux est l’indiscutable lien entre bio-diversité, diversité culturelle, et pluralisme démocratique, chacun de ces engagements nourissant les deux autres, les transformant de concepts passifs en dynamique politique.
En la matière, la médiocrité des approches anciennes est visible chaque jour. En conséquence, un radical renouvellement d’approche politique sera la condition pour la délivrance de propositions innovantes, transversales, intégrées, y inclus culturelles.
Ferdinand Richard, mars 2011.